Lors d’un échange face-à-face avec les jeunes, samedi 13 décembre à Kinshasa, le président de la République Félix Tshisekedi a tenu des propos qui continuent de provoquer une vive controverse. Revenant sur l’état des Forces armées congolaises au moment de son accession à la magistrature suprême, il a déclaré : « Lorsque je suis arrivé à la tête de ce pays, j’ai trouvé une armée, pardonnez-moi l’expression, de clochards. »

La formule est brutale et politiquement lourde de sens. Si elle vise à dénoncer l’abandon historique de l’institution militaire et les conditions indignes dans lesquelles les soldats ont longtemps servi, elle expose aussi l’armée nationale à une dévalorisation publique inhabituelle venant de son propre commandant suprême. Dans un contexte de guerre persistante à l’Est, ce type de discours fragilise davantage une institution déjà éprouvée.

Sur le plan politique, le chef de l’État inscrit clairement cette situation dans l’héritage de ses prédécesseurs. Le message est limpide : l’armée qu’il aurait reçue était délabrée, marginalisée et livrée à elle-même. Cette lecture a longtemps servi de socle narratif à sa gouvernance, justifiant la lenteur des réformes et les contre-performances sécuritaires. Toutefois, cette ligne de défense devient de plus en plus difficile à soutenir après plusieurs années d’exercice effectif du pouvoir.

La contradiction apparaît d’autant plus nette que Félix Tshisekedi lui-même affirmait en 2019, soit après son accession au pouvoir, avoir trouvé une armée « structurée ». Ce revirement discursif interroge sur la cohérence de la communication présidentielle. Selon les circonstances, l’armée est tour à tour décrite comme organisée ou comme une masse déstructurée, ce qui entretient une confusion sur son véritable état.

Cette lecture du passé se heurte surtout à un fait historique majeur.
En 2013, sous le régime de son prédécesseur, une armée que le discours actuel qualifie de « clochardisée » était pourtant parvenue, après environ un an de combats, à infliger une défaite militaire au M23, grâce à l’opération Pomme-Orange, et à contraindre la rébellion au cantonnement à Kampala. Douze ans plus tard, le contraste est saisissant. Une armée que le pouvoir en place affirme avoir modernisée, professionnalisée et renforcée depuis son arrivée se montre incapable de neutraliser durablement la même rébellion, relancée depuis près de trois ans, précisément depuis le 13 juin 2022, avec la prise de Bunagana, ville frontalière de l’Ouganda. L’ironie est amère : l’armée que l’on disait en haillons gagnait la guerre, tandis que celle que l’on présente comme rénovée peine à contenir les rebelles, au point de voir la menace s’étendre et progresser sans être stoppée de manière décisive.

Sous son régime, les faits restent têtus. L’armée congolaise continue de perdre du terrain, avec des territoires qui tombent ou basculent régulièrement sous le contrôle de groupes armés ou de forces rebelles soutenues de l’extérieur. Ces revers répétés contrastent fortement avec les classements internationaux qui positionnent les FARDC parmi les dix armées les plus puissantes du continent africain, occupant notamment la 8ᵉ place selon certaines évaluations spécialisées. Ce décalage entre les chiffres et la réalité du terrain met en lumière un problème structurel profond : une armée numériquement importante et théoriquement puissante, mais affaiblie par la gouvernance, les infiltrations, la corruption et les défaillances du commandement.

Dès lors, l’armée décrite aujourd’hui comme « héritée en ruines » est aussi celle qui opère sous l’autorité directe de Félix Tshisekedi. Elle protège les institutions, garantit la survie du régime et demeure un pilier central de l’État. La responsabilité de son état actuel ne peut donc plus être exclusivement imputée au passé. Elle engage pleinement le pouvoir en place, tant sur le plan politique que stratégique.

En exposant publiquement l’armée à une telle qualification, le chef de l’État prend le risque d’affaiblir le moral des troupes et de brouiller le message républicain. Car au-delà des mots, c’est la crédibilité de l’action gouvernementale en matière de réforme du secteur de la défense qui se trouve interrogée. Après plusieurs années de promesses, l’armée congolaise reste un chantier inachevé, coincé entre une rhétorique de transformation et une réalité marquée par les reculs militaires.

Dans un pays en crise sécuritaire permanente, le discours présidentiel sur l’armée ne relève pas d’un simple exercice de communication. Il engage une responsabilité historique. Les mots choisis pour parler des forces armées disent autant sur le passé invoqué que sur le présent assumé.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *